top of page

Le ciel, dans son immensité, imposait le calme et le silence, même si Lindsey se taisait déjà. Après avoir vu défiler une dizaine de cortèges de nuages, comme à chaque fois qu’elle se sentait bien quelque part, Lindsey s’endormit. Elle sentait la tête du chien posée sur son ventre, sa respiration et sa chaleur l’apaisait encore plus. Le silence enlevait tout, les pensées, les souvenirs, les mots. Et c’en était que meilleur. Il était bon de faire la sieste au grand air.

 

Lindsey allait très souvent au café en face du lycée. Dans ses périodes créatives surtout. Elle prenait un chocolat chaud et étalait ses croquis sur une table, envahissant jusqu’aux chaises, évitant ainsi que qui que ce soit vienne l’ennuyer en pleine inspiration.
C’étaient des moments fragiles, n’importe quelle irruption pouvait tout gâcher, faire partir la veine créative ou faire trembler le crayon de façon irréparable. Mais parfois, après s’être concentré, les doigts endoloris, elle s’arrêtait et observait son dessin avec du recul, pensive. Sa main lui lançait, elle en profitait pour réfléchir à la suite en attendant que ses doigts soient de nouveau opératifs.
Il s’était assis à sa table, sur la seule chaise où il n’y avait pas une pile de feuilles griffonnées ou froissées. Il posa un gobelet fumant sur la table en disant :

« Jamais de café, sauf les lundis et jeudis matins, parce que tu as du mal à te réveiller. Sinon, pas de sucre dans ton chocolat. J’ai juste ? »


Elle leva la tête de son croquis, étonnée et acquiesça. Elle prit la boisson qu’il lui offrait tandis qu’il sirotait la sienne. Devant son regard interrogateur, il se présenta, avouant qu’il l’observait depuis un moment et qu’il n’avait pas trouvé de moyen de l’aborder jusqu’à ce jour. Elle éclata d’un rire clair et innocent, non moqueur. Il le savait bien, il sourit, un peu gêné, tout de même.
Il avait du bagout, mine de rien. Il était charmant, après coup. Ses yeux brillaient d’une plaisante lueur, son sourire était marquant, franc. Il proposa un rendez vous, qu’elle accepta.
Elle était curieuse, curieuse de ce jeune homme, si grand, si observateur. Elle était piquée à vif. Elle voulait savoir qui il était, comment il allait évoluer, devenir un homme. Sans s’en rendre compte, elle s’était mise à l’observer à son tour. C’était le début de quelque chose, elle le savait, elle le sentait au fond d’elle-même et au fond de ses yeux à lui.


Le chien se leva d’un coup, il se mit à aboyer. Elle se releva à son tour pour regarder ce qui l’intriguait à ce point. Il y avait quelqu’un. Elle était trop loin pour distinguer la silhouette, c’était une fille, comprit-elle en s’approchant. Elle était encore trop loin pour distinguer son visage, mais elle n’osa pas faire un pas de plus. Elle ne voulait pas la couper dans son élan.
Elle dansait, au loin, sur le champ de fleurs. Elle virevoltait sur elle-même, pied nus sur l’herbe, sa robe gonflait et tournoyait, ses cheveux, très longs, fouettaient l’air. Les bras écartés, dans un étrange ballet, elle faisait gitane dansant dans les rues d’un faubourg imaginaire. Elle bondissait, tournoyait encore, écartait les bras puis les repliait à la manière d’un oiseau fragile, puis fit une révérence avant de virevolter encore.
Lindsey ne sut dire combien de temps elle avait dansé. Depuis quand était-t-elle là ? Combien de temps avait-elle dormi ?
Le soleil déclinait, jetant désespérément au loin ses derniers rayons de sang sur la plaine, sur la colline, sur la jeune fille. C’était si beau.

Après sa longue et merveilleuse danse, elle remarqua enfin Lindsey et le chien. Elle resta immobile à les observer un instant, puis partit sans un mot, sans un signe.
En rentrant, Lindsey se félicita d’avoir pris son appareil photo et d’avoir eu le réflexe, pas immédiat certes, de prendre cette danse furtive du crépuscule. Elle rêva de danseuses aux chevelures blondes interminables et aux robes rouges-coucher-de-soleil.

Il y avait un autre endroit où Lindsey avait pour habitude de se rendre, c’était surtout fréquenté par les parents qui y amenaient leurs jeunes enfants. Un petit parc, avec un lac, animé par le chant des oiseaux et le rire des enfants. C’était un endroit où elle retrouvait la paix, où elle se retrouvait. La vue des enfants avait le don de l’apaiser, lui redonner le sourire.
Ce jour-là, elle était triste. La tristesse des jours où rien ne se passe comme on le voudrait. Seule, elle marchait le long du lac, sans se rendre compte qu’elle en avait déjà fait cinq fois le tour. Sa tête bouillonnait de questions qui restaient sans réponse. Des pourquoi, des est-ce que et quelques comment, tournoyaient comme Lindsey tournoyait autour du lac.
Elle avait enlevé ses chaussures, des sandales, qu’elle tenait à la main, elle voulait sentir le sable et l’herbe chaude lui chatouiller les pieds. Elle s’arrêta lorsqu’elle le vit. Il faisait la même chose, tourner autour du lac. Sauf que lui, il n’était point perdu dans ses pensées, il la regardait.
Il la rejoignit, entamant ses gestes rituels. Il posa sa main sur sa joue, passa son pouce sur ses lèvres ; puis glissa sa main jusqu’à son cou pour enfin s’arrêter sur le pendentif qu’elle portait, qu’il caressa du bout des doigts, avant de glisser sa main cette fois ci dans ses cheveux. Lindsey souriait, fermant les yeux sous ses caresses.
Il lui releva délicatement le menton, le regard légèrement froncé. Le regard de Lindsey évita le sien automatiquement, son réflexe pour éviter tout conflit direct. Ses yeux à lui disaient : « Qu’as-tu ? », ceux de Lindsey répondaient : « Rien, ne t’en fais pas ». Mais il insistait, tenant toujours son menton entre son pouce et son index, l’empêchant délicatement de baisser la tête, lui permettant néanmoins de détourner les yeux. Les yeux de Lindsey se brouillaient, elle essaya d’avaler ses larmes du mieux qu’elle put, en vain. Face à ce visage perlé de larmes, il lâcha son menton et l’encercla de ses bras immenses, elle serra alors son étreinte.


Il savait, il savait pertinemment pourquoi elle pleurait, pourquoi tant de tristesse. Mais il voulait qu’elle le dise, il voulait qu’elle expie sa peine en lui ouvrant son cœur. Il la connaissait, il savait qu’elle ne parlait jamais de ces choses là, mais il la ferait parler. Il ferait son interrogatoire en sucre, celui qui fait venir les larmes mais qui apaise. Celui qui fait qu’on se remémore le passé en souriant. Et, marchant pieds nus le long du petit lac, elle lui dit tout.
C’était l’anniversaire de la mort du père ; elle avoua alors son incapacité à affronter cet événement malgré le temps, elle lui avoua sa peine, sa haine, même, face à ce vide.
Lindsey avoua regretter d’avoir coupé les ponts avec son père, deux ans avant sa mort, de ne pas avoir su pardonner son absence. Ces deux absences ; celle de son vivant et celle de sa mort. Et il réussit à comprendre, à écouter, à répondre, la faire sourire, rire, même.
Avec les mots et sa présence, les larmes séchèrent, il embrassa son front, sa paupière close, sa bouche, avec tendresse, avec amour, sa bouche qui souriait.

​Posté le 29 Novembre

bottom of page