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Lindsey avait quatorze ans depuis très exactement deux mois lorsqu’elle apprit la mort du père. Elle n’alla pas aux funérailles. Son frère, en bon fils qu’il était, ainsi que sa mère, malgré leur divorce fracassant, assistèrent à l’enterrement.
A leur retour, une odeur de lys, comme une auréole funèbre, les entourait, témoignage de leur présence à la dite inhumation. La douce odeur sembla envahir toutes les pièces de la maison, rappelant à la jeune fille la perte qu’elle venait de subir.
Lindsey ne dit pas un seul mot quatre jours durant. Ces quatre vingt seize heures de mutisme eurent pour seul résultat d’agacer son frère et d’inquiéter sa mère.
Elle aurait dû y aller à cet enterrement, disait-elle à son frère, le voir mort l’aurait aidé à surmonter sa perte. Ce à quoi le grand frère répondait qu’elle en aurait été que plus choquée. Et c’était lui qui avait raison.


Le premier mot qu’elle dit, après un silence qui leur parut à tous les trois très long, fut « Merci ». Ils étaient à table, elle remerciait tout simplement sa mère de l’avoir servie. L’odeur du poulet rôti chatouillait ses narines et la bonne cuillerée de moutarde que sa mère avait mis comme à l’accoutumée lui piquait les yeux. Le bon repas en famille. Ils remercièrent tous trois le Seigneur pour un si bon dîner, sa mère ne manqua pas de remercier aussi les Anges d’avoir rendu sa voix à sa fille. Et ce fut l’un des meilleurs repas de sa vie.
On pouvait dire que Lindsey aspirait à une certaine aisance sociale, qu’elle pouvait avoir un goût tendant au luxueux, mais les repas les plus rustiques ou les plus simples étaient ses préférés.

A quinze ans, un garçon l’embrassa pour de vrai. C’était après les cours, un soir d’automne. Les feuilles tombaient à peine, il faisait encore chaud comme en été. Ses lèvres avaient le goût des fruits importés de loin, elle pensait « mangue » et « papaye » tandis qu’elle répondait à son baiser par un autre.
Elle ne se souvenait plus de son prénom, mais elle cherchait encore cette étincelle électrique dans les yeux des autres garçons. Et ce garçon disparut de sa vie. Elle embrassa d’autres bouches, sans jamais ressentir le même goût.

Un an après son premier baiser, Lindsey tomba sur un garçon étrange. Il était plus grand qu’elle ; à vrai dire, elle le trouvait plus grand que tout le monde, aussi devait-elle avoir constamment le visage levé pour lui parler. Elle apprit ainsi à observer les nuages qui poussaient au dessus de lui. Ses mains étaient immenses, elles s’ouvraient avec force pour se fermer avec lenteur et tendresse. Le moins que l’on pouvait dire, c’est que Lindsey paraissait très petite à côté de lui. Ainsi, il lui apprit le secret des petites gens, grandir de l’intérieur. Lindsey grandit alors très vite et devint maman. Une maman dans sa tête. Elle prit bien soin de lui et elle prit bien soin de ses amis, comme le ferait la plus patiente des petites mamans.

Mais, le jour de ses dix huit ans, le garçon aussi immense qu’étrange mourut. Cette fois-là non plus, elle n’assista pas aux funérailles. Sa mère, qui l’avait aimé comme son propre enfant, et son frère, qui l’avait accueilli en frère et en grand ami en leur maison, accompagnèrent quant à eux les parents du défunt avec un altruisme propre à la famille qu’était celle de Lindsey. Ils furent d’un grand soutien, beaucoup de larmes, d’embrassades et d’amour surtout.
De leur retour à la maison, où Lindsey s’était barricadé de silence et de vide, ils firent entrer avec eux une odeur de jacinthe puissante et coriace. Dans toute la maison et ce dix jours durant, l’odeur était là pour rappeler à Lindsey sa mort.
Lindsey ne savait pas affronter le vide ; ses derniers retranchements étaient le silence et la lecture. Elle avait beau essayer, aucun mot ne pouvait sortir de sa bouche.
Deux mois de mutisme total et involontaire eurent raison des dernières réticences de sa mère à l’envoyer à la campagne, chez sa tante. Le calme et l’air des pâturages lui rafraîchiraient l’esprit disait-elle.
La tante Rose, comme on l’appelait, vivait seule dans une grande maison, surplombant des champs de blé et un jardin superbe, habité par une flore resplendissante. Lindsey s’y était rendue à deux reprises dans son enfance. Elle adorait cet endroit isolé de tout, où le temps et l’espace n’y avaient pas leur place. Elle se souvenait encore de la balançoire dans le jardin, ses pieds frôlant tantôt les fleurs sauvages, tantôt le ciel chaud d’été. Un noël avec ses cousines jouant dans la neige épaisse, dans ce même jardin, se superposa à l’image de la balançoire. Elle se rappela alors de la cheminée devant laquelle elles s’étaient toutes trois agglutinées, luttant contre le sommeil pour voir le Père Noël en chair et en os en descendre.

Elle mit une heure à acheter son billet, griffonnant sur un bloc notes l’endroit où elle devait se rendre, le collant contre la vitre du guichet et hochant la tête pour répondre à la jeune femme du guichet. Oui, elle prenait bien un aller simple. Oui, elle était seule. Non, elle n’avait pas besoin d’aide pour trouver son train. La jeune femme, devant son mutisme, l’avait prise pour une déficiente, lorsqu’elle lui proposa une assistance, Lindsey voulut lancer une injure et tapa sur le guichet secouant sa tête dans un signe de désapprobation violente. Elle détestait l’idée d’être prise pour une invalide, une infirme. Elle griffonna sur son bloc notes :


« JE NE SUIS PAS DEBILE, JE SUIS MUETTE ! ».


Sur ce, elle prit son billet et partit attendre son train. Elle fut en colère durant tout le voyage, frustrée de son propre mutisme. A plusieurs reprises, elle tenta de parler, en vain.

Posté le 1er Novembre 2012

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